Entretien avec Karim Dridi, le réalisateur du film Chouf
D’Avignon à Marseille, il n’y a qu’une grosse heure en mini-bus. Adel, Reda, Sofiane et Aziz n’ont pas hésité à sauter dans le mini-bus de l’Espace culturel de La Croix des Oiseaux pour interviewer Karim Dridi dans les locaux du Ravi. Le film, sorti au cinéma et en DVD, raconte la réalité des cités. Rencontre avec le réalisateur de 56 ans.
Adel Benrabah : Pourquoi avoir choisi Chouf comme titre ?
Karim Dridi : J’aime bien les titres courts ! Et puis chouf, ça veut dire « regarde ». Le titre a donc plusieurs sens. C’est pas juste « chouf les keufs ». C’est aussi « chouf regarde dans nos quartiers, ce qui s’y passe, la réalité, la mort, les jeunes se tuant entre eux ». Il n’y aurait que les noirs et les Arabes qui se droguent dans les cités ? En fait les blancs, les bourgeois, les Gaulois, les tout-ce-que-tu-veux, les Front national viennent y acheter leur drogue. Et après on stigmatise les quartiers : « regardez ces délinquants ! ». C’est trop facile ! On a tout fait pour que cette situation arrive en délaissant ces quartiers. Je n’ai pas dit que la solution c’est de tomber dans la drogue… Mais dans Chouf, avec le personnage de Marteau, on voit bien que c’est lui qui paye, avec l’argent du shit, l’électricité pour la maison, la cantine pour les enfants. Et ça, ils le savent les hommes politiques : à chaque fois qu’il y a une intervention policière bloquant le trafic dans une cité, le mois suivant, 40 % des loyers sont impayés. Malheureusement l’économie souterraine aide les gens. Quand ton mari n’est pas là, que le frigo est vide, que le loyer est impayé, si ton fils te donne 100 € qu’il a pris du chouf, il faut avoir la force de refuser ! Mais ce n’est pas la faute de cette maman acceptant cet argent sale. Depuis quand, comment et pourquoi ces quartiers existent ? Chouf, c’est aussi un film avec des gangsters, des Kalach’… Des ingrédients qui plaisent aux jeunes tout en les incitant à réfléchir avant tout.
Sofiane Hmimek : Que répondez-vous à Jean-Claude Gaudin, le maire de Marseille, qui a déclaré sur France Inter que vous donnez une mauvaise image de la ville ?
K. D. : C’est bête, stupide, tellement inculte. D’abord, il m’a fait de la pub, donc merci. Et puis qui donne une mauvaise image ? Vous êtes des jeunes de quartier, vous savez très bien que c’est la réalité. Donc il ne peut pas dire que ça donne une mauvaise image puisque cette réalité existe. Simplement il ne veut pas la voir. Les idées que monsieur Gaudin diffuse sont juste antidémocratiques. Il parle d’égalité des chances entre les jeunes. Mais on sait que ce n’est pas vrai que nous sommes tous égaux. Y’a 25 % de chance en moins pour un jeune avec un nom à consonance maghrébine de trouver un boulot. La réalité, – et je ne veux pas te foutre le moral à zéro – c’est que pour réussir dans ce pays, c’est super dur. Même si tu veux avoir un petit boulot, rien que ça. Les jeunes que j’ai rencontré, qui font chouf au quartier, ils ne veulent pas vivre de la drogue, ils ont envie d’être tranquilles, juste d’avoir un petit salaire. D’avoir un travail égal à n’importe quel français.
Adel Benrabah : Vous pensez que la situation peut changer ?
K. D. : Si on ne fait rien, si jamais tu laisses tomber, ça ne changera pas. C’est difficile, mais si il n’y a pas de résistance, pas de luttes, c’est perdu d’avance. Pas de lutte armée attention ! Les pouvoirs publics n’attendent que ça. Ils s’exercent à la guérilla urbaine dans des camps d’entraînement calqués sur les quartiers. En parlant de camps, il y a en a déjà eu en France et pas uniquement pour enfermer les juifs (ndlr : 17 octobre 1961, les « centres d’identifications », organisés par le préfet Maurice Papon pour les Français Musulmans d’Algérie au Palais des sports et au Stade Pierre-de-Coubertin à Paris). En octobre 1961, l’Etat a réprimé une manifestation pacifiste en jetant des arabes dans la Seine, il y a eu des morts. Donc il faut connaître l’Histoire. Plus on sera nombreux, plus on sera fort. Nombreux et éduqués. Quand tu sais un minimum lire, écrire, réfléchir, tu peux mieux te battre. Tu as besoin d’être instruit pour te battre, pour comprendre des choses et qu’ils arrêtent de nous prendre pour des imbéciles.
Réda Laaroussi : Quelle réaction vous avez eu en apprenant qu’on voulait vous interviewer ?
K. D. : C’est bien votre initiative. C’est citoyen, vous ne vous rendez même pas compte que vous faites de la politique. La politique, c’est pas grave : c’est juste se rencontrer, faire passer la parole.
Sofiane Hmimek : Est ce que vous comptez faire une suite de Chouf ?
Karim Dridi : Ça ne m’intéresse pas de faire Chouf 2 même si le film a eu un très gros succès. Mais ça m’a donné envie de faire une série où on verrait quel est le lien entre les politiques et les quartiers. Comment les jeunes des quartiers, mais pas seulement, essayent de survivre ? Parler des Arabes ou des Africains, mais aussi parler des Gaulois des quartiers riches et des Français d’origine qui sont pauvres. Cette série serait tournée dans toute la France, et même en Afrique, en Amérique, en passant par la Corse. Mais Marseille y sera très présent.
Adel Benrabah : Vous avez pensé Chouf pour qu’il s’adresse à toutes les communautés, à tous les publics ?
Karim Dridi : Bien sur, il n’y a pas que les gens des quartiers, issus de l’Afrique, qui ont aimé Chouf. D’ailleurs tous ne l’ont pas aimé ! Certains pensaient que le film donnait une mauvaise image de la communauté. Mais il ne faut pas avoir peur de donner une mauvaise image, il faut déjà donner une image ! Sans image et sans son, il n’y a rien. Plein de films sont possibles, avec pleins de jeunes acteurs. Il devrait y avoir vingt films comme ça. Il y a eu Divine, un film avec des nanas (2016, Houda Benyamina). Ben sûr, c’est plus facile de faire Chouf pour moi, parce que je comprends certaines choses, je sais d’où viennent les jeunes. Mais ce n’est pas obligé d’être un Karim pour tourner Chouf. On peut s’appeler Marc-Antoine !
Entretien publié dans le journal le Ravi du mois d’avril 2017