OUVRONS LA FENÊTRE

Jour 20

La demande profonde

Du bout de l’horizon, du là-bas qui hante l’ici,
quand « la terre gagne », que s’abîment les morts
et que les temps s’emmêlent, le passé soulève
le présent, ouvrant d’autres vies dans ta vie.
Est-ce les mots alors qui viennent te chercher
répondant à ta demande profonde pour la vêtir ?
Tu oublies le cimetière et la maison déserte,
la langue en toi se met à parler, rapproche
ta voix des paysages intouchés,
du corps livré à la matière et aux vents.

À l’affût tu crois entendre l’enfance
qui la colore, sur fond de mère disparue
elle chantonne contre la peur, c’est l’heure,
il ne faut pas lâcher prise et écrire ce qui s’écrit
à la source de douleur, fragments ou fresque,
sa mosaïque est lieu d’amour désabrité,
il ne faut pas lâcher prise et envisager pour survivre
le temps enfui immobile, sa porte ouverte
sur ombres éphémères et étonnantes lumières,
devant derrière, là tu demeures.

En errances de possible et impossible passage,
vers, autour, à côté, jusqu’à, ta quête
qui se fait enquête, un moment tu crois en tenir la clé
qui ouvre à Saint-Maur le 23 rue Jean-Jaurès
mais la porte est à jamais close, et par le haut
ou par le bas toujours tu ne fais qu’approcher
son rêve et sa réalité. Malgré l’appel
ni la maison d’enfance, ni le visage de la mère
ne réapparaissent au grand jour, malgré l’appel
ils continuent leur danse dedans.

Les bruits, les odeurs, les saveurs nourris
des choses et des êtres habillent tes souvenirs
et seule la mémoire reconstitue le peu d’histoire :
vombrissants hannetons, tricots et chat, graines
parfum de mère et pétillante Vittelloise, paroles,
café banlieue, femmes et Dédé, idiot et monstres
sortis des murs ou du noir, otites et poliomyélite
le lait et les livres à boire, à l’école des fantômes
les voix et les images parlent en silence
d’années 1950, points d’ancrage et d’éloignement.

Il y a encore la Marne, sa passerelle et la barque,
une mère et son garçon. Et lointain un village corse.
Dans une disposition de résonances, la contemplation
se fait éperdue à travers la vitre d’un bus en marche
ou sur des photos sépia, l’aération est la même,
les saisons passent, et jamais hors, est-ce ton geste
d’écrire qui te les rend sans issue de retour
mais en parfait état de conservation ?
La barque pourtant est sous les eaux, la mère
sous terre, le village abandonné et l’enfant sur son vélo

n’est plus qu’un filet de voix dans ta voix,
pulsatile comme la présence,
et flou comme ses frontières.
Partir et revenir, loger et croître
pour supporter l’insupportable
pour décanter et faire circuler le souffle
sur les visages morts ou absents,
l’état du corps ou de l’âme n’y change rien
ni la question d’être ici ou là-bas,
tes mots, vivant, sont des oiseaux en vol.

Dans leur sillage ils délivrent le vide et le plein,
éclairent l’enfoui et les interstices,
ils donnent un instant au corps leur énergie,
une vibration qui tient en éveil ta voix
où ils ont élu domicile et compagnie.
De l’autre côté alors peuvent te revenir
les existences, rayonnement du feu
et montée de la fumée, ta tâche de poète
est d’agrandir pour nous le temps et l’espace
de l’inséparable où elles brûlent.

 

Sylvie Fabre G.
D.R. Texte Sylvie Fabre G.
pour Terres de femmes