Le bât de la bouche
Fragments
A Jan Voss,
La vie
un peu d’eau
quelques mots sur la langue
Il n’y a que le visible
seulement il s’ampute de lui-même
pour être le jour sans la nuit
Les signes
eux
sont toujours noir sur blanc
Le lisible est lié à l’obscur
La mort écrit derrière les yeux
mais les contraires
de l’un à l’autre tendent
une même lumière
et c’est en nous l’excès de nuit
qui nous fait la peau blanche
Je sens ma voix
quand quelque chose cherche
mes lèvres
Chacun a sa part de parole
mais j’ai soif
cat le vieux désert déroule entre mes côtes
sa page de sable
Il y a partout un dessous
en travail
et le souffle comme le vent
– Qu’écris-tu donc ?
Le désir d’une piste
vers le lieu sans désir
– Que vois-tu ?
– Je vois le temps qui fait la scie
et son mouvement est l’haleine des os
Parfois
ouvert à ce qui s’ouvre
je suis ce que j’écris
mais l’ouvert est trop vaste
pour ma bouche
Parfois
j’écris contre moi
j’écris mon nom sur mon corps
et ma peau voudrait se retourner
Les dieux sont bêtes
ils gardent notre vieille maison
pendant que l’immédiat s’écroule
dans l’idée
Entre les choses et moi
je vois la venue
du là
qui n’est jamais tout à fait là
Chaque mot maintient la distance
et pourtant dans chaque mot
je la mange
Le présent n’a pas de lieu
La source n’est pas dans la source
Je me dénombre
pour dérouiller mes yeux
Bernard Noël
In, Revue « Les Lettres nouvelles, février-mars 1977 »
Editions Julliard, 1977